Pour traverser les prochaines crises, il faudra s'appuyer sur les capacités citoyennes
Auteurs):
Audrey Groleau
Université du Québec à Trois-Rivières
professeure titulaire de didactique des sciences et de la technologie
Croire
codirectrice
Isabelle Arseneau
Université Laval
docteur en didactique des sciences
Benoit Urgelli
Université Lumière Lyon
professeur titulaire, Laboratoire Éducation, cultures, politiques
Chantal Pouliot
Université Laval
professeure titulaire de didactique des sciences
Depuis de nombreuses années, on peut relever, dans les médias, mais aussi dans les discours des décideurs, des promoteurs de projets et des scientifiques, l'idée selon laquelle les citoyens et les citoyens souffriraient de déficits d'intérêt, de connaissances et de compréhension lorsque des questions à teneur scientifique se situent dans la société, notamment les questions environnementales et sanitaires. Autrement dit, les personnes dont la carrière ou les études ne s'inscrivent pas dans le champ scientifique ne pourraient pas justifier par les savoirs scientifiques, n'auraient pas suffisamment de connaissances pertinentes, ne comprendraient pas les situations complexes, ne seraient pas en mesure d'agir sur elles, ne réussiraient pas à envisager la pertinence des projets controversés ni à distinguer le vrai du faux.
Ces discours, largement étudiés depuis une trentaine d'années dans les champs des études scientifiques et du compréhension publique de la science s'inscrivent dans un modèle connu sous la dénomination de « déficit citoyen » (Callon, 1998 ; Irwin, 2001). Or, les recherches adaptées dans ces champs ont fait la démonstration que ce déficit citoyen n'existe pas. Au contraire, les citoyennes et citoyens sont de façon générale désignées par les questions scientifiques d'actualité, ont des connaissances utiles et contextualisées et ne sont pas dupes (Epstein, 1995 ; Wynne, 1996).
À titre d'exemples, nos recherches ont montré que les citoyennes et citoyens sont en mesure de rendre des problèmes qui les concernent visibles dans l'espace public, de les recadrer et de les maintenir parmi les priorités politiques. Elles ont aussi documenté leurs capacités à produire des savoirs citoyens et scientifiques, notamment en contribuant à des collectes de données et en proposant des solutions pertinentes (Pouliot, 2015). En outre, elles ont fait voir, d'une part, que des scientifiques qui participent à la gestion de ces questions environnementales et sanitaires attribuées de nombreuses capacités aux citoyennes et aux citoyens et, d'autre part, que ces capacités sont très similaires à celles que les scientifiques s'attribuent (ex. être actrice ou acteur de changement; mener des investigations de qualité) (Arseneau, 2022).
Ce que l'on perd en adoptant une posture déficitaire
L'ennui avec cette idée de déficit citoyen, c'est qu'elle a plusieurs conséquences délétères.
Notamment, elle contribue à créer une division contreproductive de la population (Callon et al., 2001). Il y aurait d'un côté les citoyennes et les citoyens qui, s'ils ne détiennent pas de capacités pour réfléchir, débattre, apprendre, décider et agir, n'ont d'autre choix que de s'en remettre aux scientifiques et aux décideurs lorsqu'il s'agit de faire des choix scientifiques et techniques. De l'autre côté, les scientifiques et les décideurs devraient devoir temps et énergie à combattre les prétendues « croyances » des citoyennes et des citoyens tout en décidant de manière technocratique, ce qui exige une délégation de confiance (demandée ou imposée) inscrite dans l « idéologie de la compétence » (Fourez, 2002 ; Roqueplo, 1974).
De plus, la notion de déficit facilite l'imposition de projets par disqualification des propos citoyens (Batellier et Maillé, 2017). En effet, en adoptant une posture déficitaire, les décideurs ou promoteurs peuvent encore soutenir que l'opposition des citoyennes et les citoyens face à un projet technoscientifique, environnemental ou sanitaire résulte de leur incompréhension de ses avantages et de ses tenants et aboutissants.
Envisager la gestion des situations sanitaires et environnementales problématiques par l'intermédiaire du déficit citoyen privé également l'ensemble de la collectivité des points de vue, solutions et savoirs citoyens contextualisés (Callon et al., 2001). Pourtant, toutes les contributions citoyennes sont essentielles, en particulier dans le contexte de crises, parce qu'elles émergent souvent de questionnements critiques, réflexifs et situés. De surcroît, elles peuvent rarement être prolongées par celles d'autres groupes, puisqu'elles permettent de tisser des liens entre des savoirs scientifiques et des savoirs locaux, difficiles à s'approprier et à expliciter par des personnes qui ne sont pas immergées dans le milieu. Dans les contextes de crises, les citoyennes et les citoyens, mais aussi les scientifiques se sont retrouvés accablés par des savoirs difficiles à porter (Garrett, 2017). Il importe donc que ces savoirs soient pris en charge collectivement, afin que des solutions co-construites émergentes.
Par ailleurs, le déficit citoyen nuit à un enseignement scientifique pour toutes et tous (Groleau, 2017). En effet, si des enseignantes et enseignants pensent que seule une minorité de personnes qui fréquentent leur salle de classe – celles qui se destinent à une carrière scientifique – est en mesure de réaliser des apprentissages significatifs, il n'est à leurs yeux ni pertinent ni Réaliste de prendre le temps d'outiller tous les jeunes pour qu'ils puissent prendre part à la prévention et à la gestion des crises. Développer la citoyenneté scientifique devient alors une finalité réservée à une élite.
Enfin, cette idée du déficit mine l'établissement de projets participatifs et collaboratifs entre différents groupes d'actrices et d'acteurs sociaux (Callon et coll., 2001). À titre d'exemple, les projets de recherche qui regroupent des organismes communautaires, des citoyennes et citoyens, des experts et experts, etc. permettent d'ouvrir et d'explorer de nouveaux horizons tout en favorisant des apprentissages collectifs. Par contre, si les citoyennes et citoyens sont traduits comme des personnes présentant peu de capacités critiques et réflexives, il devient inutile de les insérer dans de tels projets.
Tourner le dos au modèle du déficit pour agir en démocratie
En somme, faire face aux crises et agir démocratiquement dans un monde incertain reste difficile. Dans ce contexte, et pour les raisons évoquées, il nous apparaît nécessaire de mettre sur les capacités citoyennes et de les valoriser. La posture antidéficitaire (Groleau, Arseneau et Pouliot, 2022) que nous défendons peut impliquer de profonds changements dans les manières dont les scientifiques peuvent se définir et agir en société, en mettant à contribution des savoirs savants au service des communautés et en changeant de posture épistémologique. Cela dit, l'une de nos priorités devrait être de lever les obstacles qui nuisent aux efforts collectifs de prévention des crises, d'adaptation et d'action. Il est donc temps de tourner le dos au modèle du déficit pour améliorer démocratiquement l'état du Monde.
Références
Arseneau, I. (2022, 9-13 mai). Points de vue de scientifiques sur l'action sociopolitique, les capacités citoyennes et l'enseignement des questions environnementales et sanitaires socialement vives. Communication libre. Congrès annuel de l'Acfas, Québec.
Batellier, P. et Maillé, M.-È. (2017). Acceptabilité sociale : sans oui, c'est non. Écosociété.
Callon, M. (1998). Des différentes formes de démocratie technique. Annales des Mines, 963-73.
Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. (2001). Agir dans un monde incertain. Essai sur la technique de la démocratie. Éditions du Seuil.
En ligneEpstein, S. (1995). La construction d'une expertise profane : l'activisme sida et la crédibilisation de la réforme des essais cliniques. Science, technologie et valeurs humaines, 20(4), 408-437.
En ligneFourez, G. (2002). La construction des sciences (4e éd). Université De Boeck.
Garrett, HJ (2017). Apprendre à être dans le monde avec les autres : connaissances difficiles et études sociales. Pierre Lang.
En ligneGroleau, A. (2017). Rapports aux experts et aux experts scientifiques de futures enseignantes du primaire : Construction de quatre idéaux-types [Ces]. Université Laval.
Groleau, A., Arseneau, I. et Pouliot, C. (2022). Miser sur les capacités citoyennes pour faire face à la crise climatique. Éducation relative à l'environnement, Regards, Recherches, Réflexion, 17(1),
En ligneIrwin A. (2001). Construire le citoyen scientifique : science et démocratie dans les biosciences. Compréhension publique de la science, 10(1), 1-18.
Pouliot, C. (2015). Quand les citoyens.ne.s soulèvent la poussière : la controverse autour de la pollution métallique à Limoilou. Carte blanche.
En ligneRoqueplo P. (1974). Le partage du savoir. Science, culture, vulgarisation. Éditions du Seuil.
En ligneWynne, B. (1996). Malentendus incompris : identités sociales et appropriation publique de la science. Dans A. Irwin et B. Wynne (Dir.), Incompréhension scientifique ? La reconstruction publique de la science et de la technique (pp. 19–46). La presse de l'Universite de Cambridge.