Décarbonation des systèmes énergétiques et transition énergétique du Nord : Utopie ou nécessité?
Author(s):
Louis Gosselin, Ph.D.
Université Laval
Professeur titulaire, Département de génie mécanique
English Translation Available Below.
Notre équipe de recherche a mené au cours des dernières années divers travaux touchant à la production et à l’utilisation de l’énergie dans le Nord et plus spécifiquement dans les villages Inuit1 du Nunavik. Notre équipe a d’ailleurs eu la chance de rencontrer et de discuter récemment avec plusieurs acteurs impliqués de près ou de loin dans la chaîne de valeur de l’énergie au Nunavik dans le cadre d’un projet visant à dresser un état de l’art sur la décarbonation. Cet article présente quelques éléments de réflexions à titre de chercheur universitaire.
Le contexte énergétique des communautés concernés est très différent de celui du Sud. Les villages n’étant pas reliés au réseau électrique principal de la province, ils sont constitués en réseaux autonomes dont l’électricité provient de centrales alimentées au diésel. Les bâtiments sont chauffés par des chaudières ou des fournaises au mazout. L’utilisation de véhicules électriques est anecdotique; le transport terrestre et aérien repose sur les hydrocarbures. Comme on le voit, la situation énergétique en est une de dépendance presque totale à l’égard de combustibles fossiles.
La décarbonation en cours au Canada se présentent donc d’une façon bien particulière dans les régions du Nord du fait de leurs particularités géographiques, socioéconomiques, culturelles et historiques. La décarbonation du Nord est intimement liée à la transition énergétique en lien avec la production électrique, le chauffage et les transports, ce qui pour certains acteurs inclut aussi le raccordement éventuel des villages au réseau électrique principal.
La décarbonation du Nord – Pourquoi? Pour qui?
Les changements climatiques subis par les communautés du Nord sont fortement ressentis par leur population, qui l’ont d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises. Il peut cependant être malavisé de justifier la décarbonation du Nord sur cette base. Malgré le recours important aux combustibles fossiles dans le Nord, les changements climatiques dramatiques qui y sont vécus sont sans commune mesure avec les émissions de gaz à effet serre des communautés, qui ne sont, au final, qu’une goutte d’eau parmi les émissions du Sud. Sans remettre en question la décarbonation, certains acteurs que nous avons rencontrés ont l’ironie parfois culpabilisants des appels à décarboner le Nord alors que sa population vit les contrecoups climatiques de l’inaction du Sud en la matière.
Néanmoins, plusieurs autres raisons militent en faveur de la transition énergétique et de la décarbonation, dont certaines sont discutées ici. L’augmentation de l’indépendance énergétique face au Sud et le contrôle de la gouvernance énergétique constituent en soit des objectifs légitimes qui s’inscrivent dans la perspective plus large de la décolonisation.
D’autre part, divers acteurs que nous avons rencontrés voient des bénéfices à une électrification éventuelle du chauffage des bâtiments pour remplacer le mazout. Les déversements provenant des réservoirs de mazout près des bâtiments sont malheureusement fréquents et représentent une source (ou un risque) de contamination des sols et de l’eau potable dans les communautés, ainsi que des coûts élevés de réhabilitation. De plus, la maintenance des systèmes de chauffage au mazout est nettement plus complexe que celle de systèmes de chauffage électrique, alors que les ressources humaines et matérielles sont limitées.
Plusieurs projets inspirants de transition énergétique sont présentement portés par les communautés. On peut mentionner, par exemple, la récente centrale au fil de l’eau d’Inukjuak pilotée par le Pituvik Landholding Corporation et qui a permis de convertir les systèmes de chauffage du village à la biénergie (mazout-électricité), l’installation de panneaux solaires et d’échangeurs géothermiques par la Société Kuujjuamiut, et l’élaboration de projets éoliens et solaires par Les Énergies Tarquti, une entreprise détenue par les Inuit pour développer des projets d’énergie renouvelable. Ces efforts démontrent les aspirations et le potentiel des communautés pour mener la transition énergétique et assurer la création de valeur au sens large.
Des angles morts à considérer
On l’a vu, la transition énergétique et la décarbonation génèrent plusieurs bénéfices, notamment sur le plan environnemental. Or, il faut aussi garder en tête que ce processus peut également perpétuer ou engendrer des problèmes et des injustices. Ces effets souvent occultés et méconnus de la décarbonation méritent qu’on s’y attarde. Plusieurs exemples ont été documentés à travers le monde et pourraient s’appliquer au Nord : pertes d’emplois ou de revenus liés aux systèmes énergétiques traditionnels, activités (par exemple barrages, éoliennes, mines) qui entrent en compétition avec d’autres occupations du territoire, inégalité d’accès à des programmes et subventions, etc.
De plus, des décisions décarbonisantes prises au Sud peuvent impacter négativement le Nord. Par exemple, les restrictions sur la vente de systèmes de chauffage au mazout engendrent une rareté des pièces et de la main-d’œuvre qui sont requises pour leur entretien au Nord et donc, une augmentation des coûts.
Arrêter le processus de décarbonation et de transition énergétique n’est évidemment pas une option viable, mais il convient de demeurer vigilants quant aux impacts possibles et parfois inattendus qui peuvent survenir dans le contexte du Nord et de prévoir les mesures adaptées pour les atténuer.
Quel rôle pour la recherche scientifique?
On dit souvent que l’énergie qui a le moins d’impact négatif est celle qu’on ne consomme pas. La recherche peut aider à limiter la demande en électricité et en chauffage des bâtiments, en contribuant à améliorer leur conception, leur construction, leur opération et leur rénovation. Nouer le dialogue avec les occupantes et occupants aide à comprendre comment ils utilisent leur maison et quels inconforts sont vécus, puisque cela impacte les profils de consommation énergétique.
Les technologies requises pour la transition énergétiques sont parfois mal adaptées au contexte du Nord ou pas assez matures pour y être déployées. L’étude de sources alternatives d’énergie et le développement d’équipements et de stratégies pour la conversion et le stockage d’énergie font partie des pistes qu’il faut continuer à explorer.
La recherche peut offrir des données, des outils, des réflexions pour aider les acteurs du milieu à relever des défis liés à la transition énergétiques dans des domaines aussi divers que la logistique, l’économie circulaire, l’aménagement du territoire, l’évaluation des impacts environnementaux et les cadres normatifs et légaux, pour ne nommer que quelques exemples.
Pour dépasser la simple « acceptabilité sociale » en matière de décarbonation et de transition énergétique, l’implication et la co-construction des savoirs avec les communautés et les acteurs du milieu dans les projets de recherche apparaissent comme un impératif. La concertation des équipes de recherche entre elles et avec les acteurs du milieu offre une plus-value qui favorise grandement l’avancement des connaissances. L’Institut nordique du Québec (INQ) et ses groupes de travail en sont un bon exemple.2
Conclusion – Utopie ou nécessité de la transition?
Le titre coiffant cet article demandait si la décarbonation du Nord était une utopie ou une nécessité. Même si divers points de vigilance ont été évoqués, même si plusieurs connaissances et technologies restent à perfectionner, et même si la transition énergétique exigera des ressources importantes, il apparaît évident qu’il s’agit d’une nécessité.
Remerciements
L’auteur reconnaît le soutien financier de l’Institut nordique du Québec et de Sentinelle Nord, ainsi que du Défi décarbonation du Fonds de recherche du Québec offert conjointement avec le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie (MEIE) du Québec. L’auteur remercie sincèrement les différents intervenants qui ont accepté de partager leurs réflexions avec son équipe de recherche au cours des derniers mois.
1- Dans cet article, nous avons adopté la pratique qui consiste à ne pas accorder le mot « Inuit ».
2- L’Institut nordique du Québec (INQ) vise à regrouper l’expertise québécoise en recherche nordique et arctique. Il dispose d’un groupe de travail sur les énergies nouvelles et renouvelables qui regroupe des professeures et professeurs, des organismes gouvernementaux et du Nord et diverses entreprises œuvrant dans le Nord. https://inq.ulaval.ca/
Decarbonization of Energy Systems and Energy Transition in the North: Utopia or Necessity?
Over the years, our research team has carried out a number of studies on the production and use of energy in the North, and more specifically in the Inuit villages of Nunavik. Our team recently had the opportunity to meet and discuss with several stakeholders involved in the Nunavik energy value chain as part of a project to draw up a state-of-the-art report on decarbonization. This article presents some thoughts from our perspective as an academic researcher.
The energy context of the communities concerned is very different from that of the South. As the villages are not connected to the province’s main electricity grid, they operate off-grid diesel power plants. Buildings are heated by fuel oil boilers or furnaces. The use of electric vehicles is anecdotal; land and air transport rely on hydrocarbons. As we can see, the energy situation is one of almost total dependence on fossil fuels.
The decarbonization process underway in Canada is, therefore, taking on a very special character in the North due to its geographical, socioeconomic, cultural, and historical particularities. Decarbonization in the North is intimately linked to the energy transition in power generation, heating, and transportation, and for some stakeholders, this also includes the eventual connection of villages to the main power grid.
Decarbonizing the North – Why? For whom?
The climate change experienced by communities in the North is strongly felt by their populations, who have expressed this on several occasions. However, it may be misguided to justify decarbonizing the North on this sole basis. Despite the North’s heavy reliance on fossil fuels, the dramatic climate change experienced there is out of all proportion to the communities’ greenhouse gas emissions, which are ultimately just a drop in the bucket of emissions in the South. Without calling decarbonization into question, some of the stakeholders we met expressed a certain irony when faced with the calls to decarbonize the North, which sometimes felt like finger-pointing, while its population is experiencing the climatic aftershocks of the South’s inaction in this area.
Nevertheless, there are several other reasons for energy transition and decarbonization, some of which are discussed here. Increasing energy independence from the South and increasing the control of energy governance are legitimate objectives in their own right, which fit within the broader perspective of decolonization.
On another note, various stakeholders we met see benefits in the eventual electrification of building heating to replace fuel oil. Unfortunately, spills from fuel oil tanks next to buildings are frequent and represent a source (or risk) of soil and drinking water contamination in communities, as well as high rehabilitation costs. Furthermore, the maintenance of fuel oil heating systems is far more complex than that of electric heating systems, while human and material resources are limited.
Several inspiring energy transition projects are currently being carried out by communities. These include the recent Inukjuak run-of-river power plant led by the Pituvik Landholding Corporation, which allowed the village’s heating systems to be converted to bi-energy (oil-electricity), the installation of solar panels and geothermal exchangers by Société Kuujjuamiut, and the development of wind and solar projects by Tarquti Energy, an Inuit-owned company developing renewable energy projects. These efforts demonstrate the aspirations and potential of communities to lead the energy transition and ensure value creation in the broadest sense.
Some blind spots to consider
As we have seen, the energy transition and decarbonization generate a number of benefits, particularly in environmental terms. However, we must also bear in mind that this process can also perpetuate or generate problems and injustices. These often overlooked and little-known effects of decarbonization deserve our attention. Several examples have been documented around the world and could potentially apply to the North: loss of jobs or income linked to traditional energy systems, activities (e.g. dams, windmills, mines) that compete with other land uses, inequality of access to programs and subsidies, and so on.
Furthermore, decarbonizing decisions made in the South can negatively impact the North. For example, restrictions on the sale of oil-fired heating systems have led to a scarcity of the parts and labor required for their maintenance in the North, leading to higher costs.
Halting decarbonization and energy transition is clearly not a viable option, but we must remain vigilant to the possible and sometimes unexpected impacts that may arise in the context of the North and plan appropriate measures to mitigate them.
What role for scientific research?
It’s often said that the energy with the least negative impact is the energy we don’t consume. Research can help limit the demand for electricity and heating in buildings by contributing to improving their design, construction, operation, and renovation. Engaging in dialogue with occupants helps us understand how they use their homes and what discomforts they experience, which impacts their energy consumption profiles.
The technologies required for energy transition are sometimes poorly adapted to the North or not mature enough to be deployed there. The study of alternative energy sources and the development of equipment and strategies for energy conversion and storage are among the avenues that must continue to be explored.
Research can provide data, tools, and insights to help local stakeholders meet the challenges of the energy transition in areas such as logistics, the circular economy, land-use planning, environmental impact assessment, and regulatory and legal frameworks.
To go beyond mere “social acceptability” when it comes to decarbonization and energy transition, it is imperative that research projects involve and co-construct knowledge with communities and local stakeholders. Research teams working in close collaboration with each other and with local players offer added value that greatly enhances the advancement of knowledge. The Institut nordique du Québec (INQ) and its working groups are a good example in that respect.1
Conclusion – Utopia or necessity of transition?
The title of this article asked whether decarbonizing the North was a utopia or a necessity. Even if various points of vigilance have been raised, even if much knowledge and technology remain to be perfected, and even if the energy transition will require significant resources, it seems clear that it is a necessity.
Acknowledgments
The author acknowledges the financial support of the Institut nordique du Québec and Sentinel North, as well as from the Défi décarbonation du Fonds de recherche du Québec offered jointly with the ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie (MEIE) du Québec. The author sincerely thanks the various stakeholders who accepted to share their thoughts with his research team over the past few months.
1- Institut nordique du Québec (INQ) aims to bring together Quebec’s expertise in northern and Arctic research. It has a working group on novel and renewable energies that brings together professors, government and organizations fom the North, and various companies working in the North. https://inq.ulaval.ca/