Diffuser la recherche en français : pertinence locale, rayonnement international
Author(s):
Simon van Bellen
Suzanne Beth
Gwendal Henry
Vincent Larivière

Au Canada comme ailleurs, l’anglais est grandement favorisé dans la diffusion des connaissances. À juste titre, elle est perçue comme une langue commune permettant les échanges entre chercheur·euse·s de partout sur la planète. Cet usage de l’anglais a, toutefois, des conséquences négatives sur une partie du monde de la recherche, conduite et partagée dans d’autres langues — notamment le français. Les universitaires canadien·ne·s publient des milliers d’articles en français chaque année et parmi nos revues scientifiques, près de la moitié publient des articles en français (en plus de l’anglais) et 10 à 15% n’acceptent que les soumissions en français1.
L’importance croissante de l’anglais est en grande partie une conséquence de l’internationalisation de la recherche, qui a, tout d’abord, affecté les sciences naturelles, puis les sciences médicales et maintenant les sciences sociales et humaines2. Peu importe leur langue d’origine, les chercheur·euse·s utilisent l’anglais, car selon les perceptions courantes, cette langue permet d’augmenter l’impact, surtout international, de la recherche. Renforcée par certaines pratiques d’évaluation de la recherche, cette perception incite donc les chercheur·euse·s à publier dans des revues considérées comme internationales, qui appartiennent généralement aux éditeurs commerciaux et qui n’acceptent que des soumissions en anglais.
Or, les revues indépendantes de ces éditeurs, publiant dans les langues autres que l’anglais, sont en croissance3. Des initiatives nationales, ancrées dans les communautés de recherche, telles qu’Érudit et le Public Knowledge Project au Canada, SciELO au Brésil ou OpenEdition en France, ont démontré qu’il est possible de développer des infrastructures de publication et de diffusion numériques sans but lucratif. Ces infrastructures, qui offrent des services d’édition numérique optimisant la découvrabilité des revues et de leurs contenus, viennent nourrir le multilinguisme dans les communications savantes. Au Canada, environ 300 revues soutenues par Érudit ou utilisant Open Journal Systems publient dans d’autres langues que l’anglais.
L’emploi du français dans la publication savante représente un avantage évident : il facilite la compréhension, le réusage et l’apprentissage pour les personnes vivant en contexte francophone. La grande majorité des chercheur·euse·s canadien·ne·s, notamment celles et ceux des sciences humaines et sociales, en sont bien conscient·e·s : des données probantes tout juste publiées montrent que lorsque leurs articles présentent des résultats de recherche s’inscrivant dans un contexte canadien, le français est nettement privilégié4.
Dans bien des cas, l’usage du français se montre tout aussi pertinent que l’anglais. L’analyse des consultations de la plateforme erudit.org montre que, dans les revues bilingues, les articles rédigés en français sont nettement plus consultés que ceux en anglais, de l’ordre de deux fois en moyenne. Parmi les contenus très consultés se trouvent, par exemple, des articles sur les tendances du décrochage scolaire au pays, sur les difficultés d’accès aux soins de santé ou encore sur l’impact transgénérationnel des pensionnats autochtones. Sans surprise, ces articles sont essentiels non seulement pour les milieux de recherche, mais également pour les décideur·euse·s et les praticien·ne·s car ils traitent de thématiques concrètes et des solutions applicables à la réalité locale et nationale.
Favoriser la publication en français passe ainsi par une revalorisation institutionnelle de la recherche sur des enjeux touchant directement notre société et ceux-ci ne sont pas limités aux sciences humaines et sociales. Pour rayonner auprès des communautés qu’elle dessert, la recherche intégrant les sciences naturelles et les sciences de la santé doit être diffusée en français autant qu’en anglais. À titre d’exemple, l’article « Les changements climatiques attendus et leurs impacts potentiels sur l’écologie routière au Québec », récemment publié dans Le Naturaliste canadien5, fait état de l’effet d’un phénomène mondial, la fonte du pergélisol, sur les infrastructures routières dans le contexte singulier du Québec.
La publication en français est une formidable ouverture sur le monde : avec près de 350 millions de locuteur·trice·s, le rayonnement des articles en français traverse les frontières. Il n’est donc pas surprenant que 76% des consultations des articles diffusés sur la plateforme erudit.org viennent de l’extérieur du Canada, dont une part importante de pays de la francophonie. Par exemple, en 2024, 90% des consultations de l’article Les conditions favorables à la relation infirmière-patient : le contexte de l’hospitalisation involontaire lors d’un premier épisode psychotique, signé par une équipe de chercheuses affiliées à l’Université du Québec en Outaouais et au Centre Hospitalier de l’Université de Montréal6, venaient de l’international.
Enfin, valoriser le français comme langue de la science est également une question d’équité pour les chercheur·euse·s dont l’anglais n’est pas la langue maternelle. Des études à ce sujet démontrent que les auteur·e·s non anglophones doivent dédier plus de temps à la rédaction, à la lecture et à la préparation de communications en anglais que leurs collègues anglophones7 – du temps précieux qui aurait pu être consacré à la recherche elle-même.
Références
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- van Bellen, S., & Céspedes, L. (2024). Diamond open access and open infrastructures have shaped the Canadian scholarly journal landscape since the start of the digital era (No. arXiv:2411.05942). arXiv. https://doi.org/10.48550/arXiv.2411.05942
- Larivière, V., Gingras, Y., & Archambault, É. (2006). Canadian collaboration networks: A comparative analysis of the natural sciences, social sciences and the humanities. Scientometrics, 68, 519-533.
- van Bellen, S., Alperin, J. P., & Larivière, V. (2024). The oligopoly of academic publishers persists in exclusive database. arXiv preprint arXiv:2406.17893.
- van Bellen, S. & Larivière, V. (2024). Les revues canadiennes en sciences sociales et humaines : entre diffusion nationale et internationalisation. Recherches sociographiques, 65(1), 15–35. https://doi.org/10.7202/1113756ar
- Bourduas Crouhen, V., Siron, R., Côté, H., Logan, T. & Charron, I. (2019). Les changements climatiques attendus et leurs impacts potentiels sur l’écologie routière au Québec. Le Naturaliste canadien, 143(1), 18–24. https://doi.org/10.7202/1054113ar
- Clément, M., Verdon, C., Robichaud, F. & Abdel-Baki, A. (2018). Les conditions favorables à la relation infirmière-patient : le contexte de l’hospitalisation involontaire lors d’un premier épisode psychotique. Science of Nursing and Health Practices / Science infirmière et pratiques en santé, 1(2), 1–16. https://doi.org/10.31770/2561-7516.1025
- Amano T, Ramírez-Castañeda V, Berdejo-Espinola V, Borokini I, Chowdhury S, et al. (2023) The manifold costs of being a non-native English speaker in science. PLOS Biology 21(7): e3002184. https://doi.org/10.1371/journal.pbio.3002184