Intelligence artificielle et logiciels de traduction automatique des publications scientifiques : vers une meilleure visibilité du français dans la recherche ?
Author(s):
Myriam Ertz

La proportion d’articles publiés en anglais est passée de 64 % en 1995 à plus de 90 % en 2019, tandis que la proportion d’articles publiés en français est passée de moins de 10 % à 1 % (Larivière et Gaudreault-Desbiens, 2022).
Selon Venne (2017), la raison de ce déclin est assez évidente. Les chercheurs veulent avoir de l’impact et le meilleur moyen d’en obtenir est de publier dans la langue scientifique mondiale ; l’anglais. Venne (2017) cite notamment les travaux d’Imbeau et Ouimet (2012) qui démontrent que les chercheurs publiant surtout en français publient moins et sont moins cités que les autres. On pourra arguer du fait que les chercheurs publiant le plus en français se retrouvent dans les sciences humaines et sociales (SHS) plutôt qu’en sciences naturelles, en génie ou en sciences de la santé (SRSR, 2022), et qu’en SHS, les objets d’études sont, par définition, plus nationaux / locaux et donc moins exploitables de par le monde (Venne, 2017). Il n’en demeure pas moins que publier en français peut être perçu comme un frein à l’obtention de subventions, d’avancement, et d’opportunités de collaborations internationales.
Ainsi, comme le dilemme des chercheurs francophones est de « publier en anglais ou périr » (Venne, 2017), il est important de prendre en compte leurs préoccupations d’impact. Les revues anglophones sont vues comme des caisses à forte résonance pour atteindre un large public scientifique. Il faudrait alors permettre aux chercheurs de publier dans la langue qu’ils souhaitent, en l’occurrence le français, mais tout en bénéficiant de ces tribunes hautement visibles que sont les revues scientifiques, principalement anglophones.
Les logiciels de traduction automatique : une solution pour une science multilingue ?
Dans les dernières années, l’intelligence artificielle générative a fait des progrès considérables avec, dans son sillage, des outils de traduction automatique comme Google Translate ou DeepL, qui étaient encore moqués pour leur inefficacité il y a moins de dix ans. Mentionnons que l’usage de ces outils est déjà omniprésent dans le commerce, le tourisme ou la communication quotidienne, permettant à tout un chacun de lire des fiches de produits, des forfaits touristiques ou des articles de presse en espagnol, allemand, mandarin, arabe ou toute autre langue. Les outils de traduction automatique pourraient donc être intégrés dans les revues savantes en ligne pour une traduction instantanée du contenu. Bien entendu, cela s’appliquerait uniquement aux contenus numériques, mais déjà en 2008, ils représentaient la plupart des contenus scientifiques consultés (Boukacem-Zeghmouri et Kamga, 2008).
Toutefois, l’intégration de ces outils dans la sphère scientifique soulève des enjeux majeurs. Alors que la majorité des publications scientifiques sont présentement en anglais, la possibilité d’utiliser des outils de traduction performants pourrait-elle favoriser une production scientifique plus diversifiée linguistiquement ? En d’autres termes, ces outils peuvent-ils encourager davantage de chercheurs francophones à publier en français tout en assurant une diffusion internationale efficace de leurs travaux ?
Les logiciels de traduction automatique pourraient donc constituer une solution, même partielle, pour une science multilingue. En effet, l’intégration d’outils de traduction automatique sur les plateformes des revues en ligne des éditeurs académiques permettrait à un chercheur francophone de publier son article en français et qu’il puisse être lu en anglais ou toute autre langue par un autre chercheur. De même, le chercheur francophone activant la traduction automatique pourrait lire en français, et non en anglais, le contenu d’un article rédigé dans une langue autre que le français. Ces versions multilingues des articles pourraient favoriser une diffusion plus large des recherches francophones auprès des communautés scientifiques internationales, une meilleure connaissance du français comme langue scientifique (la version d’origine en français étant la version par défaut), et une accessibilité accrue pour les étudiants et chercheurs non francophones qui travaillent sur des corpus scientifiques français.
Limites et défis de la traduction automatique en science
Des limites sont, toutefois, à soulever puisque les outils de traduction automatique ne sont pas infaillibles et pourraient, dans le pire des cas, donner lieu à de mauvaises interprétations. Il est à craindre qu’une relecture humaine soit toujours nécessaire. Il faudra aussi penser à intégrer la traduction automatique dans tout le processus éditorial de révision et de publication de l’article en permettant, par exemple, à un relecteur anglophone d’accéder à la version traduite en anglais d’un article rédigé et soumis en français. Enfin, l’usage des mêmes outils de traduction pourrait aboutir à un style uniformisé et parfois déconnecté des subtilités propres à chaque langues et cultures scientifiques.
Une recommandation pour équilibrer l’anglais et le français en science
Avec un monde qui devient de plus en plus multipolaire, le principe de la science multilingue deviendra de plus en plus critique. Le CPSR (2023) émet 17 recommandations dont la 14e se rapproche de l’idée de favoriser la traduction des contenus scientifiques, soit « que le gouvernement du Canada, par l’intermédiaire des conseils subventionnaires, investisse dans des services de soutien à la traduction dans les deux langues officielles à destination des chercheurs » (p. 55). Sur cette base, il serait envisageable d’intégrer la technologie pour une traduction automatisée.
Les gouvernements du fédéral et du provincial, ainsi que les établissements postsecondaires canadiens – francophones et anglophones – paient des sommes considérables aux éditeurs de revues savantes pour permettre à leurs chercheurs d’accéder au contenu de ces revues. Ces établissements, particulièrement francophones, devraient ainsi entamer des discussions sérieuses avec les éditeurs sur la possibilité de développer et d’intégrer la traduction automatique des contenus scientifiques. Cela permettrait aux auteurs francophones, hispanophones ou même lusophones du continent de publier dans leur langue d’origine, d’économiser des frais substantiels de traduction et de révision linguistique, et de véhiculer le sens profond de leurs pensées et de leurs découvertes sans les dénaturer. Une réflexion conjointe avec les maisons d’édition est ainsi à engager. Un consortium d’établissements d’enseignement postsecondaires de la francophonie internationale pourrait être créé afin d’engager un dialogue d’égal à égal avec les mastodontes de la publication, condition sine qua non de ce rééquilibrage de la langue de Molière avec celle de Shakespeare, dans les sciences.
Références
Boukacem-Zeghmouri, C., & Kamga, R. (2008). La consultation de périodiques numériques en bibliothèque universitaire: état des lieux. Bulletin des Bibliothèques de France, 53(3), 48-60. https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf 2008-03-0048-006.pdf
CPSR (2023). Un nouvel élan de la recherche et la publication scientifique en français au Canada. Juin 2023.
https://www.ourcommons.ca/Content/Committee/441/SRSR/Reports/RP125 28119/srsrrp05/srsrrp05-f.pdf
Imbeau, L. M., & Ouimet, M. (2012). Langue de publication et performance en recherche: Publier en français at-il un impact sur les performances bibliométriques des chercheurs francophones en science politique? Politique
et Sociétés, 31(3), 39-65. https://www.erudit.org/fr/revues/ps/2012-v31-n3- ps0514/1014959ar/
Larivière, V., Gaudreault-Desbiens, J.-F. (2022). Mémoire sur la recherche et la publication scientifique en français. Mémoire présenté conjointement au Comité permanent de la science et de la recherche de la Chambre des communes, 24 novembre 2022.
https://www.ourcommons.ca/Content/Committee/441/SRSR/Brief/BR121453 26/br-external/Jointly1-f.pdf
SRSR (2022). Témoignages. 3 octobre 2022.
https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/44-1/SRSR/reunion 19/temoignages
Venne, J.-F. (2017). Le dilemme des chercheurs francophones : publier en anglais ou périr? Affaires Universitaires, 29 novembre 2017.
https://www.affairesuniversitaires.ca/actualites/le-dilemme-des-chercheurs francophones-publier-en-anglais-ou-perir/