Le Réseau Circé : construire des communautés et soutenir la diversité des savoirs en français
Author(s):
Francis Gingras
Martin Hervé

Le monde de la publication scientifique connaît actuellement de profondes transformations, notamment sous l’impulsion d’un mouvement d’ampleur mondiale en faveur du libre accès et de la science ouverte. Face à la mainmise des grands éditeurs commerciaux, dont les profits considérables viennent pour une grande part de recherches financées directement à partir de fonds publics, ce mouvement milite pour rendre les revues scientifiques accessibles immédiatement et gratuitement.
Or les publications savantes reposent sur un travail éditorial qui a un coût, de même qu’il faut financer le maintien et le développement des plateformes de diffusion des résultats de la recherche. L’adhésion de la communauté scientifique aux principes du libre accès immédiat et gratuit suppose donc de repenser l’organisation du travail d’édition et de diffusion, tout en assurant des perspectives de soutien financier pérenne qui puissent compenser la perte des revenus générés jusqu’à maintenant par les abonnements et la vente d’exemplaires imprimés.
C’est dans cette optique que le Réseau Circé a été fondé au mois de juin 2024 à la suite d’un concours lancé par les Fonds de recherche du Québec, qui en assument l’essentiel du financement jusqu’en 2029. Ce réseau mobilise le monde de l’édition savante autour des revues scientifiques québécoises publiant majoritairement en français. Son mandat est d’assurer, dans un esprit de concertation, le passage des revues savantes vers un modèle de libre accès immédiat n’imposant de frais, ni à la publication, ni à la lecture : le modèle diamant.
Vers un écosystème équitable et pérenne
La mise en relation des différentes parties prenantes de l’écosystème de l’édition savante québécoise au sein du Réseau Circé vise à tenir compte à la fois des avancées de la recherche, des nouveaux services mutualisés offerts par les bibliothèques universitaires et la principale plateforme canadienne de diffusion de la recherche en français, Érudit, mais aussi – et sans doute d’abord et avant tout – des besoins concrets formulés par les équipes des revues scientifiques.
Le Réseau Circé est porté par la volonté de mettre à l’avant-plan les près de 115 revues publiant en français au Québec, afin qu’elles puissent faire entendre leur voix et leurs préoccupations à l’heure d’une transition qui aura un impact profond sur leur avenir. La volonté de se recentrer sur la communauté s’inscrit pour nous dans la logique de l’adoption du modèle diamant. S’il s’agit d’un modèle à la fois financier, juridique et technologique, celui-ci a également des incidences politiques notables. Son financement et ses infrastructures nécessitant d’être pris en charge par les universités, les sociétés savantes ou les organismes subventionnaires, le modèle diamant repose sur le principe selon lequel les revues appartiennent à la communauté scientifique qui en assure la direction. C’est à la communauté de la recherche que revient la diffusion des connaissances qu’elle produit.
À ce titre, le modèle diamant est en parfaite adéquation avec la Recommandation de l’UNESCO sur une science ouverte de 2021, qui souligne que la connaissance scientifique est un bien public[1]. Il permet de construire un écosystème de la publication savante à la fois pérenne et équitable, qui n’est pas tourné vers des impératifs commerciaux. Nous sommes par ailleurs parfaitement conscients des défis que pose aujourd’hui le financement public de la recherche, particulièrement lorsque la désinformation et la méfiance à l’égard de la science se traduisent en programmes politiques hostiles à la pluralité démocratique, à la pensée critique et méthodique ainsi qu’à la liberté universitaire.
Afin de poursuivre ces réflexions, nous invitons les équipes des revues scientifiques québécoises et l’ensemble des membres de l’écosystème de la publication savante (chercheurs et chercheuses, presses et bibliothèques universitaires, infrastructures et administrations de la recherche) à se réunir lors des premiers États généraux des revues scientifiques du Québec, qui auront lieu à Montréal dans le sillage du congrès de l’ACFAS, les 7 et 8 mai 2025.
La communauté avant le marché
Redonner la primauté à l’idée de communauté, c’est aussi, pour nous, valoriser le rôle qu’ont pu jouer les revues scientifiques au fil du temps, en devenant de véritables laboratoires où se pense et s’édifie la relation délicate entre le général et le particulier. En effet, l’histoire des revues savantes témoigne de la façon dont elles contribuent à diffuser les résultats de la recherche, tout en délimitant au sein de la communauté scientifique des familles de pensée qui permettent d’éviter l’uniformisation des discours.
Le tournant dans lequel nous nous trouvons, au moment d’envisager le passage au libre accès diamant pour les revues scientifiques du Québec, est l’occasion de rappeler que, malgré l’effort de mutualisation que le Réseau Circé entend accompagner et développer, l’histoire des publications savantes est, d’abord et avant tout, un mouvement qui atteste la nécessité de préserver la diversité. Loin de n’être que des lieux de diffusion des résultats de la recherche, les revues scientifiques sont historiquement des lieux à travers lesquels se construisent, puis se reconnaissent, des communautés. Pour assurer la vitalité de la science, qui repose sur le double sentiment d’appartenance à la grande communauté de la recherche et à une famille disciplinaire ou herméneutique particulière, il importe ainsi de préserver la bibliodiversité.
Cette question de la préservation de la diversité prend d’ailleurs une résonance particulière dans le contexte de raréfaction du français comme langue de diffusion des connaissances. On le sait, la part des articles savants publiés en français ne fait que s’amenuiser d’année en année, tandis que les grandes plateformes de conservation et de diffusion de la recherche (bases de données, moteurs de recherche, etc.) restent très largement dominées par la langue anglaise. Or réduire la diversité linguistique dans le champ scientifique, c’est limiter les types d’objets étudiés et les façons de les aborder, de les circonscrire et de les analyser. C’est bien souvent renoncer à saisir les spécificités propres à certains contextes et à certaines pratiques, la langue n’étant jamais un simple véhicule pour la pensée, mais bien le premier vecteur par quoi elle s’oriente et s’exerce.
Contre ce phénomène d’érosion, le Réseau Circé veut participer à la reconnaissance du caractère indispensable de la diversité culturelle et linguistique au sein du monde de la connaissance scientifique. Sa vocation est de contribuer au rayonnement des communautés de savoirs en français, ce qui implique de maintenir une grande diversité d’objets et de méthodes de recherche : c’est ce qui constitue d’ailleurs en propre la force du maillage des revues scientifiques québécoises regroupées au sein du Réseau Circé.
À travers leur réseau, les revues savantes du Québec ont, par conséquent, l’opportunité de se positionner stratégiquement dans le mouvement international de transformation des moyens de diffusion des contenus scientifiques, notamment dans le monde francophone. Elles y sont appelées à faire valoir l’importance d’une transition globale vers le libre accès qui prenne pleinement en considération les spécificités linguistiques et les particularités régionales et culturelles, aussi bien que les besoins spécifiques des directions de revues pour un financement pérenne et prévisible. Car plus que jamais, au moment où des enjeux économiques et épistémologiques majeurs réorganisent le monde de l’édition savante, il est crucial de rappeler que c’est encore à la communauté de s’affirmer pour ne pas laisser toute la place au marché.
[1] Le nom que le Réseau Circé s’est choisi vient l’illustrer, en rendant hommage à l’écrivaine, bibliothécaire et journaliste québécoise Éva Circé-Côté, qui a défendu toute sa vie la libre circulation des savoirs et l’accès à l’éducation et à la connaissance, notamment pour les milieux francophones les plus défavorisés.