L’innovation : Tour d’horizon et processus
Author(s):
Prof. Myriam Ertz, Ph.D.

Beaucoup pensent que l’innovation est l’apanage des (grandes) entreprises privées et de la (haute) technologie, qu’elle se limite au développement de nouveaux produits, à des fins lucratives, et de manière ponctuelle. L’innovation est un peu de tout cela, mais pas uniquement. Pour bien légiférer sur un sujet, il convient d’abord de bien le comprendre. Cet article dessine les contours de l’innovation et du processus qui la sous-tend.
Qu’elle soit organisationnelle, technologique, ou sociale, l’innovation est bien plus prévalente qu’on ne le pense, car l’organisation du travail, le mode de gestion des ressources humaines, ou encore les solutions technologiques utilisées, concourent tous au processus d’innovation (Tremblay, 2014). Elle n’est pas juste l’apanage des licornes de la Silicon Valley, mais concerne tout autant les petites et moyennes entreprises. Il y a innovation en cas de changement exploité en vue de mieux satisfaire les besoins des individus de sorte que, grandes, moyennes ou petites entreprises, et même organisations, innovent lorsqu’elles répondent différemment, et idéalement mieux, à un besoin latent, peu ou mal comblé par l’offre actuelle.
Les organisations peuvent ainsi répondre aux besoins de transport des individus en proposant un nouveau produit comme un nouveau modèle automobile, un nouveau service de vélopartage, une application de transport à la demande, ou une plateforme de covoiturage (toutes étant des innovations de produit), en améliorant le fonctionnement de certaines offres existantes comme en facilitant l’octroi des licences de taxi et en optimisant leurs systèmes de répartition (innovation de procédé), en repositionnant des services actuels méconnus ou délaissés comme le transport adapté étendu au-delà de la clientèle handicapée (innovation de positionnement), voire en proposant un changement de paradigme en promouvant les villes « circulaires et intelligentes » par la densification, le télétravail, les trajets courts et le transport actif (innovation de paradigme). Enfin, ces innovations peuvent être incrémentales comme une nouvelle automobile émettant moins de dioxyde de carbone, ou plus radicales comme l’arrivée de l’application de covoiturage Uber en novembre 2013.
C’est à travers l’identification de ces 4P de l’innovation (Tidd et Bessant, 2024), et de leurs nuances incrémentales à radicales, qu’on réalise l’étendue de l’espace d’innovation. Gigantesque, il ne cherche qu’à être comblé en sachant que beaucoup d’innovations sont souvent la combinaison de plusieurs P et beaucoup se soldent par des échecs. Le transport à la demande, par exemple, est une innovation de produit car il s’agit d’un nouveau service, mais il est une innovation de positionnement pour le transport collectif, car il offre plus de flexibilité, de fréquence et de rapidité lors des déplacements. Il est enfin une innovation de procédé car le service est sous-tendu par une technologie algorithmique complexe dont les données viennent, par ailleurs, améliorer l’offre classique en proposant de nouvelles lignes et horaires. Reste à savoir s’il constituera une réussite ou un échec. Une telle innovation est, par ailleurs, intersectorielle, car elle n’émane pas du secteur privé, mais public. Pour aller plus loin, l’innovation intègre les « organisations », au sens large, dont les entreprises d’économie sociale et solidaire, les organismes et les diverses sociétés publiques et parapubliques. La coopérative de solidarité de transport adapté et collectif de Lotbinière, par exemple, fonctionne selon le modèle coopératif en regroupant des usagers, des travailleurs et des partenaires comme membres. Dans une région où les services de transport public sont limités, la coopérative en question a innové en comblant un vide en mobilité. Ceci, par l’offre d’un transport adapté pour les personnes à mobilité réduite et du transport collectif pour toute la population rurale.
D’emblée, toute politique d’innovation devrait se fonder sur ces principes de base. Par ailleurs, l’innovation n’est pas le fruit du hasard, mais doit être gérée pour en augmenter les probabilités de succès. C’est autant vrai au sein d’une coopérative de solidarité qu’au sein d’une grande entreprise du secteur privé. Ainsi, l’innovation est un processus dans le sens où il s’agit d’une chaîne de valeur nécessitant différents apports managériaux au travers de différentes étapes (Hansen et Birkinshaw, 2007). À partir des échecs passés, on peut apprendre et faire des « listes de vérification » et même des « gabarits » pour une gestion effective de l’innovation future. Toutefois, plutôt que d’attendre que des échecs arrivent à répétition, il peut être bon de baser son action sur l’intelligence collective accumulée depuis des décennies afin de gagner en temps et en ressources. Beaucoup de modèles existent, mais plusieurs chercheurs se sont rendu compte qu’il était possible de les réduire à quatre étapes fondamentales et assez aisément réalisables au sein de n’importe quelle organisation: la recherche, la sélection, l’implémentation et la captation (Tidd et Bessant, 2024). Ce phasage gagnerait à être mieux connu et adopté de manière structurée et en pleine conscience au sein des organisations souhaitant innover.
La recherche. Les innovations résultent de l’interaction de plusieurs forces dont les clients et leurs besoins, la concurrence, la législation ou encore les progrès technologiques et la recherche et développement (R-D). Il existe de multiples autres sources d’innovation, mais qu’elles soient micro- ou macroéconomiques, elles devraient être identifiées à l’aide de routines fermement ancrées dans les organisations. Le fameux UK Innovation Survey Report de 2021 renseigne par ailleurs sur les sources d’information jugées comme très importantes et, de manière surprenante, ce sont les sources internes aux entreprises et aux groupes (40%) qui caracolent loin devant les autres sources externes (Department for Business, Energy & Industrial Strategy, 2022)1. S’il est difficile de savoir dans quelle mesure ces résultats sont transférables au contexte canadien, il serait à tout le moins intéressant de colliger le même type de données afin d’avoir un portrait exact de cette première phase de l’innovation et d’ajuster les pratiques en conséquence. D’un point de vue innovationnel, il serait très inquiétant de constater que comme au Royaume-Uni, l’innovation, au Canada, découle principalement des processus internes à l’organisation, car la recherche a bien démontré que la créativité est le plus fortement stimulée par l’exposition à des idées nouvelles, déroutantes, faisant sortir l’organisation de sa zone de confort. Peter Drucker, par exemple, parle de 7 sources à considérer en soulignant bien que l’innovation est avant tout une affaire de « savoir » et non pas seulement de « faire » (Drucker, 2002).
La sélection. La recherche donne typiquement lieu à un nombre important d’idées qui peuvent être bonnes en apparence mais qui doivent être soumises « à l’épreuve du feu ». Divers mécanismes de filtrage peuvent exister selon les critères de sélection propres à chaque organisation, mais il y a une certaine forme de choix stratégique à opérer. Cette prise de décision doit prendre en compte la différenciation concurrentielle (quels choix nous donnent les meilleures chances de nous démarquer?) et les capacités antérieures (pouvons-nous nous appuyer sur ce que nous avons déjà ou s’agit-il d’un pas vers l’inconnu?).
L’implémentation. S’en suit la transformation de l’idée retenue en réalité, en sachant que plusieurs idées peuvent être réalisées. Contrairement à la gestion de projet conventionnelle, le défi de l’innovation, surtout radicale, consiste à développer quelque chose qui n’a peut-être jamais été réalisé auparavant – et la seule façon de savoir si l’organisation réussira ou non est d’essayer. Du fait de l’engagement croissant de ressources, c’est probablement à cette étape que le soutien politique gagnerait à être renforcé en promouvant notamment des mécanismes incitant les organisations à cheminer vers l’implémentation.
La captation. Souvent omise ou peu considérée, la phase suivant le déploiement d’une innovation a aussi toute son importance car elle est déterminante pour tirer profit des efforts d’innovation. Pour les organisations, il faut notamment penser à protéger les gains de l’appropriation par d’autres (ex. propriété intellectuelle). De plus, avec la montée en puissance de la perspective de la triple reddition de compte, ce n’est plus la seule captation de valeur économique qui prime, mais aussi la démonstration d’une certaine valeur sociale ou environnementale. Les meilleures innovations étant souvent mues par le souhait ardent d’améliorer ou de changer quelque chose dans l’environnement immédiat.
Ce processus d’innovation est également influencé par la présence d’une stratégie d’innovation au sein de l’entité innovante. Par exemple, une politique ou même une feuille de route claire expliquant comment et pourquoi l’innovation fera avancer l’organisation est particulièrement pertinente. De plus, la nature innovante de l’organisation compte, car l’innovation est avant tout un processus impliquant des individus, leur créativité, leurs idées et leurs connaissances. Les exposer à davantage de sources d’innovation comme vues plus haut et les former plus adéquatement aux principes et au processus d’innovation, contribuera invariablement au capital humain, et devrait constituer le point de départ de toute stratégie d’innovation du Canada 2025.
1 Les clients (du secteur privé) (27%), les fournisseurs (24%), les concurrents (18%), les clients (du secteur public) (16%), les consultants/laboratoires commerciaux/instituts de R-D privé (5%). De manière plus préoccupante, les universités et autres institutions d’éducation supérieure, dont c’est pourtant la mission d’innover, ne sont considérées comme très importantes que par 4% des répondants et les instituts de recherche publics et gouvernementaux, par 5% d’entre eux. D’autres sources incluent les normes et standards industriels (12%), les associations professionnelles et industrielles (10%), le travail participatif (délégué à la foule) (6%), les conférences/expositions/foires commerciales (5%), et les publications scientifiques et professionnelles (4%).
Références
Department for Business, Energy & Industrial Strategy (2022). UK innovation survey 2021: Report covering the survey period 2018 to 2020. https://assets.publishing.service.gov.uk/media/627a3fc68fa8f560b660a590/UK_Innovation_Survey_2021_Report.pdf (consulté le 01/05/2025)
Drucker, P. F. (2002). The discipline of innovation. Harvard Business Review, 80(8), 95-102.
Hansen, M.T., & Birkinshaw, J. (2007). The innovation value chain. Harvard Business Review, 85(6), 101-121.
Tidd, J., & Bessant, J. (2024). Managing Innovation: Integrating Technological, Market and Organizational Change (8e ed.). Hoboken, NJ: Wiley.
Tremblay, D. G. (2014). L’innovation technologique, organisationnelle et sociale. Québec : Presses de l’Université du Québec.