Pourquoi publier en français sur le transfert et la mobilisation des connaissances?
Author(s):
Aurélie Hot
Christian Dagenais
Valéry Ridde

Cheminer de la production des connaissances scientifiques à leur utilisation est un voyage plus complexe qu’il n’en a l’air à première vue. Il existe d’ailleurs une discipline de recherche qui nous éclaire sur les meilleures façons d’intégrer les connaissances dans la pratique ou la prise de décision, les modèles à suivre et les écueils à éviter. Cette discipline s’appelle la science de l’utilisation de la science. Le Canada fait partie du peloton de tête pour les publications en la matière. Le hic, c’est que ces publications sur l’utilisation des connaissances, celles qui, justement, ont le potentiel d’éclairer les praticiens et les praticiennes du domaine et d’inspirer les spécialistes, se font largement en anglais.
Encourager un débat francophone sur l’utilisation de la science
Bien que la recherche sur le transfert et la mobilisation des connaissances ne soit pas sans contradictions, notamment à cause de son penchant à multiplier les termes pour se désigner, elle propose un corpus de publications utile pour modéliser le processus favorable à l’utilisation des connaissances. Les écrits sur le sujet délimitent aussi certaines conditions de son efficacité, c’est-à-dire son potentiel à transformer des pratiques ou à éclairer des prises de décision, même si beaucoup reste encore à élucider. Cependant,pour les personnes qui ne lisent pas facilement l’anglais et pour celles du monde francophone qui ont participé à ces études, ne pas avoir accès aux connaissances mises au jour est un paradoxe auquel il faut s’attaquer.
Les milieux francophones au Canada, et ailleurs, ont ainsi tout à gagner à encourager la circulation d’informations, les échanges, les débats ; en bref, le dynamisme de ce courant de recherche dans leur langue. C’est dans cet esprit qu’a été créée la Revue francophone de recherche sur le transfert et l’utilisation des connaissances en 2016. Il s’agit de la première revue francophone avec comité de pairs qui s’intéresse exclusivement à ce sujet. Récemment, la revue a mis en exergue les textes essentiels de la discipline, des « Incontournables », avec une collection dédiée qui propose des traductions francophones d’articles publiés (après avoir obtenu l’accord des maisons d’édition). Ces textes interrogent, entre autres, sur la façon dont la connaissance influence l’élaboration des politiques publiques ou encore sur l’identification des approches prometteuses pour favoriser l’utilisation de la recherche. Ils sont parfaitement complémentaires d’un récent ouvrage de traduction en français des textes fondateurs et contemporains originalement en anglais du champ international de l’évaluation.
Faire plus (et aussi mieux)
Des démarches de transfert et de mobilisation des connaissances planifiées et rigoureuses, basées sur ce que l’on sait de l’utilisation de la science peuvent revêtir différentes formes. Par exemple, dans des centres jeunesse au Québec, des stratégies de transfert et mobilisation de connaissances contribuent à des interventions plus efficaces auprès des jeunes qui consomment du cannabis. Aussi, dans des écoles québécoises, des enseignant.e.s améliorent l’apprentissage de leurs élèves grâce à des pratiques pédagogiques qui intègrent des connaissances issues de la recherche.
Concrètement, encourager les pratiques de transfert et de mobilisation des connaissances en français est nécessaire, il faut certainement en faire plus en la matière. Toutefois, favoriser une pratique nourrie par la recherche est aussi crucial. En bref, il faut en faire plus, mais aussi se donner les moyens de le faire encore mieux! Le soutien aux publications en français qui rendent compte et évaluent les efforts déployés contribuerait à consolider nos références communes. C’est aussi s’inscrire dans une justice cognitive que devoir partager des connaissances dans la langue dans laquelle elles ont été produites et sont potentiellement utiles pour les personnes qui y ont contribué.
Une proportion importante des 321 millions de francophones dans le monde ne maîtrise pas l’anglais et l’on sait que l’une des principales barrières à l’utilisation de la science en est l’accès. Par exemple, en Afrique francophone, l’anglais est pour la grande majorité, une troisième langue que relativement peu de gens comprennent. Au cours des dernières années, la démocratisation de la science, grâce aux publications scientifiques en accès libre, fait en sorte que les pays anglophones d’Afrique peuvent de plus en plus s’appuyer sur des données de recherche pour éclairer les pratiques et la prise de décision. Un écart risque donc de se creuser entre les pays en fonction de leurs langues d’usage. L’augmentation du nombre de publications en français par les scientifiques canadiens et de la francophonie pourrait contribuer à atténuer cet écart.
Ainsi, même si le transfert et la mobilisation des connaissances commencent à s’imposer dans les milieux de recherche comme chez la plupart des bailleurs de fonds de recherche, la pertinence de rendre compte et d’évaluer ce que nous faisons dans le domaine et donc de s’assurer de l’efficacité de nos actions, est peut-être moins évidente. Pourtant, favoriser les publications en français sur le transfert et la mobilisation des connaissances enrichirait les discussions entre les acteurs et les actrices des milieux de pratique et avec les scientifiques nationaux, tout en consolidant nos liens avec les spécialistes francophones à l’international.