Quand la langue freine la connaissance : le défi de l’information scientifique en français

Published On: March 2025Categories: Editorials, French Editorial Series Vol. 1

Author(s):

Luise Stahl

Andréa Ventimiglia

Luise-Andrea

Il existe un consensus scientifique selon lequel les changements climatiques sont réels. De plus, la cible des 1,5°C mise par l’Accord de Paris est de plus en plus considérée comme inatteignable. Plus nous avançons dans le temps sans réduire significativement nos émissions de gaz à effet de serre, plus les impacts des changements climatiques risquent d’être étendus et imprévisibles. Les sciences de l’environnement sont essentielles pour suivre et saisir l’étendue de ce qui s’en vient dans l’avenir. Jusqu’ici, tout va bien (ou plutôt mal), on l’entend tout le temps. La recherche, par contre, est principalement publiée en anglais. En sciences naturelles (ce qui englobe les sciences environnementales), ce taux s’élève à presque 100% au Canada. Ceci représente clairement un défi à surmonter, non seulement pour les gens dans la recherche qui sont moins à l’aise avec l’anglais ou qui ne le maîtrisent pas du tout, mais aussi pour tout le monde.

Prenons l’exemple des changements climatiques, leurs répercussions nous touchent tous, peu importe où on se trouve sur la planète. Chacun a le droit de s’informer sur les effets de ces changements et de comprendre comment ils impactent sa région, sa ville, son quartier. Or, même si l’anglais est la langue avec le plus grand nombre de locuteurs au total, seulement environ 5% de la population mondiale le parlent comme langue maternelle, et environ 17% au total si on compte ceux qui l’utilisent comme langue seconde. Au Canada, la première langue officielle parlée s’élève à 76% pour l’anglais et 22% pour le français. Encore moins de gens maîtrisent le jargon scientifique avec tous ses termes techniques et spécifiques. Cela exclut clairement un grand nombre de personnes de l’accès à l’information.

Prenons l’exemple de Michelle-Renée, qui ne maîtrise que le français. Après un été particulièrement sec, elle se lance dans une mission : comprendre les effets des changements climatiques sur son potager et comment s’adapter. Elle s’est découvert une passion pour les données scientifiques. Cependant, dès qu’elle voudra creuser en profondeur, elle va se retrouver face à une montagne d’informations en anglais. 

Elle frappe plusieurs murs : le mur linguistique, le mur de la vulgarisation et le mur de la découvrabilité.

Dans de nombreux domaines scientifiques, certains termes n’existent tout simplement pas en français, même après traduction. Cela complique l’accès à des informations précises et spécialisées. La traduction devient alors un aspect crucial. Heureusement, au Canada, des ressources comme la Vitrine linguistique ou Termium aident à dénicher les termes exacts. Au-delà des termes exacts, la traduction est un véritable acte de communication, un pont entre communautés linguistiques. Les traducteurs, comme les services de traduction universitaires, peuvent être considérés avant tout comme des communicateurs, cherchant à transmettre l’information le plus efficacement possible. Il s’agit d’un processus complexe, car ils doivent bien comprendre des textes souvent très techniques, sans être spécialistes de tous les domaines. Ce travail de traduction minutieux peut même mener à la création de néologismes qui, une fois adoptés par d’autres chercheurs francophones, s’intègrent dans le paysage de la recherche en français. C’est ainsi que le vocabulaire scientifique francophone évolue et s’enrichit.

Le deuxième mur auquel Michelle-Renée se heurte est celui de la vulgarisation scientifique. La vulgarisation consiste à résumer des résultats complexes dans un langage accessible au grand public. Au Québec, la situation est relativement favorable, avec des efforts notables de vulgarisation scientifique. Des médias comme Québec Science, Radio-Canada ou RAD, ainsi que des vulgarisateurs scientifiques tels que Michel Houde ou Viviane Lalonde contribuent à rendre la science plus accessible, juste pour nommer quelques exemples parmi tant d’autres. Il existe également des initiatives qui combinent vulgarisation et traduction. Un bon exemple est le magazine Anthropocène, publié en anglais puis traduit en français grâce à une collaboration entre l’organisation Future Earth, son pôle canadien (dont les autrices font partie), le groupe de réflexion Durabilité à l’ère numérique (auquel les autrices sont aussi affiliées) et le service de traduction de l’Université Concordia. Il s’agit d’un magazine de vulgarisation scientifique où Michelle-Renée aurait pu tomber sur des articles résumant des publications scientifiques telles que “Y a-t-il suffisamment de terres sur la planète pour nourrir le monde et stocker le carbone?”.

Cependant, un défi majeur persiste : la découvrabilité. Ce concept repose fondamentalement sur le libre accès et le multilinguisme des publications scientifiques. Si le contenu est fermé ou inaccessible, il ne sert à rien. Bien que la recherche se fasse principalement dans les universités, ses résultats concernent aussi largement les citoyens.

L’inaccessibilité de ces informations est problématique, notamment dans un contexte de crise de confiance envers la science. Pour y remédier, une collaboration entre chercheurs, universités et revues est nécessaire afin de rendre tous les articles en libre accès. L’industrie de la publication scientifique est dominée par un oligopole de cinq grands acteurs qui accaparent, par exemple, 53% des articles en sciences naturelles, rendant cette industrie très profitable. Au Québec, au Canada et dans le monde, les revues nationales indépendantes et multilingues jouent un rôle crucial de contrepoids. Le multilinguisme est essentiel pour la découvrabilité, permettant aux chercheurs, étudiants et citoyens de lire librement des articles scientifiques dans leur langue, que ce soit pour leur travail, leur militantisme ou à des fins personnelles.

La découvrabilité des informations scientifiques est également influencée par les enjeux politiques et les conflits entre les médias sociaux et les médias traditionnels. Un exemple frappant est le récent conflit entre le gouvernement canadien et des géants du numérique comme Meta (Facebook). En réponse à une loi canadienne visant à faire payer les plateformes numériques pour le contenu des médias, Meta a décidé de bloquer l’accès aux nouvelles sur ses plateformes au Canada. Ces développements compliquent davantage l’accès à l’information pour des personnes comme Michelle-Renée, qui utilisent les médias sociaux pour découvrir et accéder à des informations scientifiques vulgarisées.

Qu’est-ce que tout ça veut dire pour Michelle-Renée qui est nouvellement passionnée de données scientifiques? Son parcours illustre les défis majeurs auxquels font face les francophones au Canada dans l’accès à la recherche scientifique. Les obstacles linguistiques, de vulgarisation et de découvrabilité qu’elle rencontre soulignent un besoin d’améliorer l’accessibilité de la science en français.

Il est important que les chercheurs, les institutions académiques, les médias et les décideurs politiques collaborent pour développer des stratégies efficaces. Cela pourrait inclure le renforcement des ressources de traduction, l’encouragement de la publication bilingue, et l’amélioration des plateformes de diffusion en français.

L’accès équitable à l’information scientifique n’est pas seulement une question académique, mais un enjeu de démocratie et de participation citoyenne. Dans le contexte des changements climatiques, garantir que le grand public puisse accéder à la recherche scientifique en français et la comprendre est essentiel pour une adaptation éclairée et inclusive de notre société.